ÉCRITS


L'Invisible montage


Artisan de l’ombre dans un art pourtant fait de lumière, la monteuse -moins souvent le monteur- est la véritable marionnettiste du film. Dans l’obscurité de sa salle, elle compose, à partir des images capturées, une partition unique. Car la monteuse le sait, il n’existe qu’un seul film, et il lui faudra se frayer un chemin dans le dédale de pistes qu’offrent les images pour l’atteindre. C’est son travail que le spectateur au regard innocent découvrira au cinéma, et qu’il attribuera naturellement aux talents (ou aux faiblesses) du réalisateur.

 

On ne s’étonne donc pas de l’absence des monteuses aux côtés des réalisateurs -moins souvent des réalisatrices- lors de la montée des marches du Festival de Cannes. Et pour cause, Cannes n’attribue aucune récompense pour le montage d’un film tandis que le scénario et la mise en scène sont, eux, mis à l’honneur.

 

Le monde du cinéma semble vouloir préserver le grand public de ce qui se joue vraiment sous ses yeux pendant la séance. Le fait d'apprécier ou non un film repose souvent plus sur son récit, c'est à dire sur la façon dont on nous raconte l'histoire, que sur l'histoire elle-même. Hors, le montage est le processus par lequel le film prend forme et sens. De la mise en relation des images et des sons va émerger un sens, une narration que le spectateur comprendra sans en identifier forcément les procédés. Il sera peut-être plus attentif au jeu des comédiens qu'il connaîtra d'avance, ou à la patte du réalisateur dont il aura vu les précédents films. Mais il sera plus rare de l'entendre, au sortir d'une séance, s'émerveiller du montage du film. D'ailleurs, a-t-on déjà lu sur l'affiche d'un film : "Par la monteuse de …" ?

 

Le montage n'est pas un argument accrocheur pour la simple raison qu'il a tendance à se faire oublier aux yeux du public. Non pas qu'il soit inexistant ou superficiel. Mais l'enchaînement d'images hétérogènes ne surprend plus personne depuis que D.W. Griffith a généralisé le montage invisible dans le cinéma classique Hollywoodien. Pour autant, c'est le montage qui donne au film son rythme, son souffle et compose le récit. Car il ne s'agît pas d'adapter les mots du scénario en un enchaînement logique d'images correspondant à ce qui a été décrit. Le montage opère une véritable réécriture du film et peut parfois même démonter complètement le scénario de départ. La monteuse préfère parfois ne pas le lire pour justement pouvoir s'en détacher. Libérée des mots, elle peut concentrer son attention sur ce que les images et les sons lui racontent et noter frénétiquement chacune de ses émotions lors de sa première rencontre avec cette matière.

 

Le rapport au montage peut être pulsionnel. « Monter est un battement de cœur, dit Godard, c'est faire surgir la passion derrière la machinationEn faisant prévaloir le cœur sur l'intelligence, on détruit la notion d'espace au profit de celle du temps ». Car c'est bien de cela qu'il s'agit. Le montage est avant tout une histoire de temps. Celui de la création tout d'abord, nécessaire à la maturation du film. Mais c'est aussi le temps de chaque plan que la monteuse travaille patiemment, cherchant la coupe juste, le rythme adéquat, la forme idoine aux intentions du film.

 

Lorsque la monteuse et le réalisateur jugent leur travail suffisamment abouti, ils arrêtent le film dans une forme qui sera celle que les spectateurs découvriront en salle. Là où le montage fait preuve de magie, c'est que cette forme n'est jamais figée. Chaque spectateur, à travers le prisme de son regard, refait le montage du film selon ses humeurs, ses problèmes ou ses références cinématographiques. Le montage est un processus fondamentalement intime car chacun y apporte quelque chose de personnel. Les films de propagande montrent bien à quel point le montage peut parfois décider à la place du spectateur. Mais le pouvoir du cinéma, et notamment du cinéma documentaire, c'est de proposer une certaine lecture du monde aux spectateurs pour que chacun se l'approprie et puisse en tirer sa propre réflexion, sa propre vérité.


Ty Films, mai 2015


Ma déraison d'être


Il n'y a pas de lendemain qui chante. Rien que des aurores vides qui crachent à nos figures leurs lueurs blafardes, brûlant les souvenirs brumeux d'un rêve déjà dissout.

Il n'y a pas d'amour heureux. Rien que des âmes seules cherchant à rassembler les pièces éparses de leur identité à jamais morcelée.

Il n'y a pas de liberté de penser. Tout n'est que déterminisme froid et assujettissement borné à la norme bienveillante qui nous permet d'haïr chaque jour notre prochain.

Il n'y a pas d'égalité des chances. Rien qu'un artifice fallacieusement chimérique, qu'on assène, à grand coup de lois, à celles et ceux qui fleurissent dans l'espoir d'une justice.

D'ailleurs…

Il n'y a pas non plus de justice. Partout règne la partialité, la corruption. L'équilibre dans la balance de Thémis, trahit la fragilité intrinsèque de l'institution.

Il n'y a pas de droit des peuples à disposer d'eux-même, pour la simple raison qu'

Il n'y a pas de peuple, si ce n'est ce magma grouillant d'existences obscures et désagréablement suantes qui fait si grossièrement fi de l'humanisme.

Il n'y a pas de gouvernance éclairée. Tout juste un ramassis d'orgueilleux chefs de meute parvenus à régner sur un tas de cendres duquel plus rien ne pousse.

Ils prétendent bâtir un monde meilleur, mais leur éden est peuplé d'horreurs.

Quand nous comprendrons, que rien n'est fait, qu'il est trop tard, qu'il a toujours été, qu'il sera toujours trop tard, peut-être, le pessimisme de la raison forcera-t-il l'optimisme de notre volonté.

 

Atelier Théâtre de Gouarec, novembre 2014


Nouveaux départs

 

 

Chloé

 

 

 

J’ouvre les yeux. Deux personnes sont penchées au-dessus de moi, côte à côte. Ils me regardent. L’homme esquisse un sourire et murmure quelque chose à la femme. Je ne comprend pas ce qu’il dit. Je cligne des yeux pour essayer de distinguer les détails de leurs visages. Celui qui parle a le teint mate, les cheveux bruns et une petite barbe qui entoure son sourire. L’autre est très pale, ses yeux sont gonflés. Elle n’arrête pas de repasser ses longs cheveux derrière son oreille. Elle ne lui répond pas. L’homme au sourire se penche en avant et du bout des bras, soulève mon petit corps avec beaucoup d’attention. Il pose ma tête contre son épaule. Je sens les battements de son cœur. Derrière lui, la femme passe une main sur mon crâne. J’ai peur, j’essaye de pleurer. Le son de mes cris fait monter l’angoisse. L’homme pose sa main sur mon dos et me masse tout en parlant d’une voix douce et grave. Les vibrations de sa voix se dispersent dans son corps et m’apaisent. Je vois de nouveau la femme. Elle me met un petit objet coloré dans la bouche. Je connais ce goût. Instinctivement, je le mordille avec mes gencives lisses. Inconsciemment, je passe ma main dans la barbichette de l’homme qui me tient dans ses bras. La sensation est étrange, un peu désagréable. Ma main est assaillie. Il se crispe alors que je n’ai même pas commencé à tirer. Je me sens subitement happée en arrière et me retrouve dans les bras de la femme. Il se retourne, enfile un grand sac à dos et installe une sorte de harnais sur son ventre. Un baisé se pose sur ma tête et je me retrouve collée à mon père. Maman le regarde et lui parle. Ils se penchent en avant pour s’embrasser. Elle me colle sa poitrine sur le visage, elle va m’étouffer! J’essaye de me dégager en poussant avec mes bras. Le temps d’un souffle et je commence à me déplacer au rythme des pas de papa. Il ouvre la porte et nous pénétrons dans l’ascenseur. Il se retourne et j’ai juste le temps d’apercevoir le visage de maman dans l’encadrement des portes qui se referment. Elle a un sourire triste. Papa prend ma main et la secoue doucement dans sa direction.

- A bientôt maman!
C’est quand bientôt?

 

 

 

Maryline

 

 

 

Yvan prend garde à ne pas marcher trop vite car chacun de ses pas fait faire à Chloé de petits bonds sur son ventre. La route est longue, il faut qu’elle tienne le coup. C’est la première fois qu’elle va prendre le train. Il faudra prendre des photos pour son album. Ça a quelque chose de fou. Tout est à construire. Un nouveau départ. Une nouvelle famille. A la gare, il demande un billet pour Paris, 2ème classe, pas de réduction. Il prend les escalators pour rejoindre le quai. Le TGV n’est pas encore arrivé de Brest. Yvan s’assoit et prend Chloé sur ses genoux pour lui donner à boire. Elle est un peu agitée. Sa tête tourne dans toutes les directions. Elle veut voir absolument tout ce qui l’entoure, avide de découvrir le monde. Les gens qui passent regardent Yvan d’un regard froid, sans s’attarder. Encore un père divorcé! Peut-être le voient-ils comme ça? Ou bien ils ne pensent à rien, pris dans leur routine. Inexpressifs. La voix familière de la SNCF invite les voyageurs à s’éloigner de la bordure du quai pour l’arrivée du train. Yvan tourne Chloé face au quai. Il plaque ses mains sur les oreilles de la petite pour la protéger du cri strident des freins. Dans le train, l’ambiance est bien plus sereine. Son regard fait des allers-retours entre son billet et les numéros sur les sièges. Il s’assied dans un carré, côté fenêtre, face à une jeune fille qui ne semble pas le remarquer. Son regard s’attarde sur son visage. Elle a l’air assez jeune, vingt ans peut-être. Ses traits sont d’une grande finesse et sa peau très pâle. Il aperçoit de jolis petits grains noirs qui recouvrent son visage, ici et là. Ils ne ressemblent pas à des tâches de rousseur. De tout petits grains de beauté sans doute ? En tout cas il la trouve très jolie. Sans savoir s’il cherche ses yeux ou le titre du livre qu’elle tient entre ses mains, il penche la tête sur le côté.

- Ça vous intéresse?
Yvan se redresse et lui sourit.
- Excusez moi, je suis curieux.
- Ça fait rien.
La jeune fille baisse le regard sur la poitrine de l’homme.
- C'est votre fille?
- Oui.
- Quel âge elle a?
- 8 mois.
- Elle est toute petite. Vous l’élevez seul?
- Non, sa mère est restée à la maison. Elle est un peu malade en ce moment.
- C’est bien.
- Quoi, qu’elle soit malade?
Elle lui sourit.
- Non, que vous soyez ensemble. C’est toujours mieux pour l’enfant. Je connais beaucoup de parents divorcés alors direct, quand je vois un père seul, je me fais des idées.
- Je sais pas si c’est mieux ou moins bien. L’enfant s’adapte.
- Oh j’en doute pas. Moi j’ai grandi sans mon père et je suis bien comme je suis. Mais bon, je peux pas dire pour autant que ce soit le mieux.
- Il ne vous manque pas?
- Non mais en fait je sais qui c'est. Je l'ai rencontré, il sait que j'existe mais voilà. C'est juste que j'ai pas spécialement envie de le connaître.
- Vous êtes fâchée contre lui?
- Non, pas spécialement. Lui en tout cas, il voudrait qu’on soit super proche. C’est juste moi qu’ai pas envie d’entretenir de relation avec lui, parce que voilà, c’est trop tard.
- Ça doit être dur maintenant que vous le connaissez. Si vous ne voulez pas de lui dans votre famille, ça va pas être facile à lui faire comprendre.
- Ben si, moi je considère que vu que c’est moi qui suit allée à sa rencontre la première fois, j’ai le droit de décider si je veux de lui ou pas.
- Mais comment vous allez faire si vous avez un enfant? Vous lui direz?
- Oui, je pense. Mais en même temps, je veux pas qu’il essaye de se racheter en faisant le grand père super présent. Ça serait trop facile.
- Mais vous savez, le fait de devenir parent, ça change beaucoup. Moi ça fait un moment que je n’ai plus de relations avec mes parents. Mais depuis que j’ai ma fille, je vois les choses autrement avec eux. Je n’ai plus envie d’être dans la rancœur…
- Moi je suis pas dans la rancœur. C’est juste que je suis pas attaché à lui. Je vois pas pourquoi je ferais semblant. C’est beaucoup plus sain j’trouve.
- C’est vrai que si vous ne l’avez jamais connu, c’est différent.
- Je me sens pas du tout proche de la famille de mon père, elle me manque pas. Si on a rien partagé ensemble, je vois pas ce que ça peut m’apporter de les connaître. Est-ce que vous avez vraiment envie de revoir vos parents ?
- Je ne sais pas. Je me dis que je ne veux pas être celui qui prive sa fille de grands-parents.
- Si vous retournez vers eux, il ne faut pas que ce soit uniquement par culpabilité. Vous prenez des risques si vous agissez comme ça. Votre fille ne règlera pas vos comptes à votre place. Réfléchissez bien avant de vous engager.
- Je sais. Je sais que c’est pour moi que je le fais.

La jeune fille descend au Mans, la discussion s’arrête. Il ne reste pas beaucoup de personnes dans le wagon. Yvan a le regard plongé dans celui de sa fille. Ce voyage, c’était son idée. Qu’espère-t-il en l’emmenant avec lui ? Ça vaut peut-être mieux pour elle de ne pas connaître ses grands-parents ? Il sort une photo de sa poche. Un homme aux cheveux très courts et châtains pose à ses côtés. Yvan paraît plus jeune sur la photo. Ils sourient tous les deux à l’objectif qu’ils doivent tenir à bout de bras. Ils sont sur une plage en Bretagne, un été. Son regard quitte la photo et se tourne vers le paysage défilant à travers la fenêtre. Encore une heure avant Paris. Ils entrent dans un tunnel. Chloé commence à pleurer. Le changement de pression a dû la surprendre. Elle porte ses mains à sa tête. Yvan la serre contre lui : Il va falloir t’habituer ma chérie. Après, on prend l’avion.

 

 

 

Marie-José

 

 

 

C’est toujours le bazar gare Montparnasse. Les gens affluent de toute part. Une vraie usine. En plus, quelqu’un a dû utiliser les toilettes pendant que le train était à quai parce que depuis un moment ça sent vraiment la... Yvan penche la tête sur Chloé. Très bien, maintenant, c’est son affaire. Il accélère le pas sans se faire remarquer et entre dans les toilettes de la gare. Une table à langer, super. Il ne prend pas le temps de fermer la porte et déshabille Chloé pour dégager la zone sinistrée. Il se penche pour fouiller dans le sac à dos. Une femme passe devant la scène et s’arrête.

 

- Faites attention bon sang ! Elle pourrait tomber !
- Quoi ?
Elle entre dans le compartiment et pose sa main sur le ventre du Chloé.
- On ne vous a pas appris à préparer le nécessaire avant d’allonger le bébé?
- Euh, c’est-à-dire que j’étais pressé et...
- C’est très dangereux monsieur. Si vous ne la tenez pas, elle peut faire une chute mortelle ! Donnez moi ça !

Elle saisit le paquet de lingettes et de l’autre main, prend les deux pieds de Chloé pour lui soulever le postérieur. Yvan la regarde faire sans oser intervenir. La femme doit avoir une cinquantaine d’années. Elle mesure deux ou trois têtes de moins que lui, parle avec un fort accent du midi et déploie une énergie impressionnante dans sa tâche. Ses gestes sont rapides et précis sans pour autant malmener l’enfant.

- Vous semblez avoir plus d’expérience que moi en la matière !
- Vous n’apprenez donc rien avant d’avoir un bébé entre les mains ?
- C’est juste que là, j’ai été un peu dépassé par les évènements.
- Bon et ben à l’avenir vous saurez. Excusez-moi, j’aime pas faire la morale aux gens mais quand il s’agit des enfants, je suis intransigeante!
Elle rit d’un rire franc qui efface son agacement de départ.
- Vous êtes tout juste père vous!
- Oui, en effet, ça fait huit mois.
- C’est bien ça, vous êtes jeunes, vous pourrez en avoir d’autres !
- Oui, ça on verra déjà comment ça se passe avec la première.
- Je n’ai eu qu’une fille dans ma vie et c’est vraiment le plus grand bonheur de ma vie.
- Vous avez dû être une mère très attentionnée à vous voir fonctionner.
- Ça oui, quand elle est née, je refusais qu’on la touche. Mon mari était militaire et il était en mission quand elle est arrivée. Et bien je l’ai tenue serrée dans mes bras jusqu’à ce qu’il rentre.
- Vous aviez peur qu’on vous la vole ?
- Et bien, oui, un peu parce que voyez-vous, je suis de l’assistance publique. Je ne connais pas mon histoire alors, je me demande pourquoi j’ai réagi comme ça ! Et je me dis que peut-être, j’ai été une enfant volée ? Je ne sais pas !
- Mais vous n’avez jamais recherché vos parents ? Vous aviez bien un dossier non ?
- Si mais quand j’ai retrouvé ma mère, j’avais vingt-et-un ans, et bien elle a refusé de me parler. Je n’ai même pas pu savoir pourquoi. J’en ai tellement souffert que je n’ai jamais réessayé. C’est pour ça que quand j’ai eu ma fille, je me suis dit que je commençais une nouvelle vie. Comme je n’avais pas de parents, ils n’y avait pas de continuité vous voyez ? C’est moi qui ai commencé mon livre et j’espère que ma fille le poursuivra quand j’aurai des petits enfants.
- Vous avez l’air de beaucoup tenir à elle.
- Ah oui, ça c’est sûr. Ma fille c’est toute ma vie. D’ailleurs des fois je dis à mon mari, ma fille c’est moi qui l’ai porté, ça je sais qu’elle est à moi ! J’ai tout fait pour lui offrir une meilleure vie.
- C’est aussi ce que dit mon père. Il était commerçant et il nous a offert une vie confortable. Pourtant je peux pas dire qu’il m’ait aidé pour autant.
- Oui, je vois ce que vous voulez dire. Mais c’est quand même lié. C’était peut-être sa façon à lui, de vous témoigner son amour.
- Je ne sais pas. Il ne me l’a jamais dit.
- Mais ça ne se dit pas beaucoup ces choses-là! Moi je trouve ça superficiel de le dire à tout va. On ne le dit jamais avec ma fille mais elle sait ce que je ressens. Il a bien dû vous le montrer, d’une façon ou d’une autre ?
- Peut-être que je n'ai pas su voir, que j'étais trop jeune pour comprendre ses intentions.
- J'ai eu un père adoptif qui m'a aimé comme sa fille. Ce ne sont pas les hommes qui sont moins éloquents quand il s'agit de sentiment. Je pense qu'il y a des façons très personnelles de dire à quelqu'un qu'on l'aime.
Elle lui tend Chloé.
- Merci pour tout
- A l’avenir, vous saurez faire !

Elle s’éloigne et entre dans les toilettes des femmes. Yvan remet son sac sur le dos et Chloé dans le porte bébé. Dans le hall de la gare, il lève la tête et regarde le grand affichage des départs. Il est encore temps de faire demi-tour. Ce voyage ne fait que raviver sa rancune envers ses parents. Il a eu tort de penser que c’était fini, qu’il pouvait passer l’éponge. Il sort de la gare pour prendre l’air. Du goudron partout, des coups de klaxons nerveux, une odeur pestilentielle de pot d’échappement. Hors de question de rester plus longtemps ici. Il faut partir, mais où ? Yvan se rappelle du petit garçon qui venait d’arriver à Paris. Il était au même endroit, complètement perdu dans cette ville hostile. Une envie l’avait traversé. Rentrer chez lui. Il avait rapidement chassé cette idée. Il fallait qu'il assume ses choix. Yvan marche et prend la première navette pour Orly.

 

 

 

Francisco

 

 

 

Après quarante minutes d'un voyage interminables, Yvan a l'impression de ressortir d'un broyeur. Lessivé, il s'assoit à l'arrêt de la navette et pose son sac à terre. Le bus avait à peine démarré que Chloé avait commencé à pleurer. Les autres passagers l'avaient fusillé du regard. Pas une âme charitable ne l'avait laissé s'asseoir pendant le trajet. Ses muscles sont endoloris. La fatigue le gagne. Il donne à boire à Chloé et lui passe un peu d'eau sur le visage. Elle lui tient chaud. Il se dirige vers l’entrée du hall principal. L’avion ne part pas avant deux heures. A côté de l’entrée, des musiciens font une petite représentation de percussions africaines pour les passants qui en ont le temps. Yvan s’arrête et observe. Cinq hommes en jean et t-shirt coloré sont disposés en arc de cercle et tapent avec des bâtons sur la peau tendue de leurs tambours. Ils ont tous l'air d'avoir une trentaine d'année. Les muscles saillants de leurs bras sont tendus à l'extrême. L'un d'eux, probablement le meneur, chante des mélodies que chacun reprend en chœur pour accompagner leurs gestes. Un jeune homme tourne autour d'eux et les photographie avec les spectateurs. Il semble les connaître. Le rythme est entraînant, Yvan commence à frapper dans ses mains. Le morceau se termine avec les applaudissements timides des quelques spectateurs. Les musiciens remballent leurs instruments et entrent dans l’aéroport. Yvan les suit et interpelle le jeune à l'appareil photo.


- Vous prenez l’avion ?
- Ouais, ils jouent dans un festival au Brésil.
- T’es pas avec eux ?
- Non, en fait je fais pas partie du groupe mais je les accompagne.
- Et c'est où le festival ?
- A Salvador de Bahia.
- Et t'y va juste pour le festival ?
- Ouais, entre autre... Et toi, tu prends l’avion avec ton bout de choux ?
- Oui mais je vais pas aussi loin. Je m’arrête à Saragosse.
- Bien, tu vas voir de la famille ?
- Exact, je vais voir mes parents.
- Moi aussi, je vais voir ma mère. Elle habite à Rio.
- Elle est Brésilienne ?
- Ouais.

- Tu dois bien parler Portugais alors !

- Non, je le parlais avant, mais depuis que je suis en France, j’ai complètement perdu. Ça va peut-être revenir à force?
- T’es en France depuis longtemps?
- Ouais, j’suis arrivé, j’avais neuf ans. J’ai été adopté en fait.
- Donc c’est ta mère biologique que tu vas voir à Rio ?
- Ouais. Elle est prof de danse là-bas.
- Et t’es toujours resté en contact avec elle ?
- Non, je la connais que depuis l’année dernière en fait.
- Et ça s’est bien passé quand tu l’as retrouvée ?
- Ouais, elle était super heureuse en fait parce que... voilà, elle pensait pas me revoir.
- Moi j’ai pas vu mes parents depuis quinze ans et je leur fait la surprise là. J’espère que ça va bien se passer.
- Quinze ans? Mais attend, t’as quel âge ?
- Vingt-neuf.
- Vous étiez brouillés ?
- En quelque sorte ouais...

Le vol à destination de Salvador, Brésil va partir. Merci de vous présenter à la porte d’embarquement D.

- Désolé, c’est mon vol, je dois y aller.
- Pas de soucis, fais bon voyage et bonjour chez toi.
- Ouais, bonne chance à toi !

 

Le jeune homme s’éloigne et rattrape ses amis en courant. Yvan le regarde, pensif. Chloé pousse des petits cris impatients. Il serait peut-être temps de manger!

 

 

 

Frank

 

 

 

Yvan est assis au comptoir d’un bistrot vide. Pas de serveurs, pas de clients. La pièce lui paraît immense. Ses pieds ne touchent pas terre. Il pivote sur le tabouret et saute à terre. Ses pas résonnent sur le carrelage. Il fait sombre comme si les stores avaient été tirés mais la tiédeur de l’atmosphère rappelle une après-midi espagnole. Il aperçoit des volutes de fumée qui s’échappent de derrière une banquette au fond du bistrot. Il s’approche discrètement et en fait le tour. Un homme écrit frénétiquement à la plume sur des feuilles volantes. Sa main fait des allers-retours rapides entre l’encrier et le papier. De petites gouttes d’encre tombent sur la table. L'homme ne semble pas y prêter attention. Il ne semble pas remarquer non plus la présence d’Yvan qui l’observe. Ses traits sont tirés par la fatigue et l'âge. Son teint blafard donne à penser qu'il est malade ou bien qu'il n'a pas pris le soleil depuis longtemps. Il porte un vieux costume noir délavé. Sèchement, il bascule la tête en arrière et avale d'une traite la fin de son café.

 

- Un café ! lance-t-il d’un ton autoritaire.
Son regard s’attarde un moment sur Yvan.
- Petit, tu veux pas dire au comptoir que j’ai besoin d’un café?
- … je sais pas où ils sont...
- Comment ça? C’est bien tes parents qui travaillent ici non?
- Oui, c’est ma mère mais elle est partie.
- Bon et toi, tu peux pas me faire un café?
Yvan s’assied et continue à regarder l’étranger qui se replonge dans l’écriture en soupirant.
- Vous écrivez un roman?
- Non, c’est une lettre, et il faut que je la termine rapidement.
- Vous l’écrivez à qui ?
- A mon père.
- Ça ne va pas rentrer dans l’enveloppe !
- Écoute petit...
L’homme lève la tête et s’aperçoit que le petit garçon a maintenant vingt ans.
- Écoute mon gars, tu ne veux pas me laisser tranquille ?
- Je me demande juste ce que vous avez de si important à lui dire pour être dans cet état.
- Je veux me débarrasser de toute ma colère. Je ne veux plus le haïr.
- Qu’est-ce qu’il vous a fait ?
- Il ne m’a jamais aimé. Tous mes choix étaient des erreurs, mes amis des ratés, il se moquait de tout ce qui me faisait plaisir. Pendant toute ma vie il a entretenu cette anormalité, ce rapport malsain qui nous liait et qui m’a suivit jusque dans mes relations avec les autres.
- Mon père aussi me tyrannisait. Pour autant je ne peux pas dire qu’il soit responsable de ce que je suis devenu.
- Mais moi non plus, ce n’est pas de ça que je l’accuse, même s’il y a contribué. Je serais peut-être devenu le même homme avec une autre éducation. Je n’étais simplement pas de la même étoffe que lui. Je pense qu'il cherchait à m’endurcir en se montrant sévère. Mais toutes ses remontrances n'ont fait que me rendre faible, soumis.
- Votre mère ne vous soutenait pas ?
- Si bien sûr, elle était mon refuge, mais seulement par rapport à lui. Il la respectait plus que nous parce qu’elle veillait à ne jamais le contrarier. La guerre qui faisait rage entre mon père et moi la faisait énormément souffrir. C’était pourtant la plus raisonnée d’entre nous. Les mères portent souvent la sagesse dans les familles.
- Ma mère était très distante avec moi. Il y avait un secret qui pesait sur toute la famille. Je le sentais mais n’osais pas en parler. Elle s’impliquait très peu dans mon éducation. C'était mon père qui s'occupait de moi. Ses méthodes se limitaient à des injonctions absurdes, des menaces jamais appliquées. A force, j’ai fini par ne plus l’écouter. Je me réfugiais dans mon monde intérieur et c’est moi qui suis devenu distant avec lui. Je ne voulais plus le voir. Et puis un jour, je suis parti.
- Que s'est-il passé ?
- A quatorze ans, j'ai appris que ma mère avait eu un enfant, quelques années avant moi, et qu'elle l'avait abandonné. Cet enfant était venu chez nous. Il s'était présenté et elle l'avait rejeté de nouveau. Je ne sais pas si c'était sous la pression de mon père ou bien si elle ne voulait pas de lui parce qu'il était né d'une union dont elle ne voulait pas se rappeler.
- Vous n'en avez jamais parlé ?
- Puisque j'avais été témoin de la scène, je leur ai demandé des comptes. Mon père m'a giflé et m'a dit de ne plus jamais en parler. Il ne l'avait jamais fait auparavant. Je n'ai même pas le souvenir d'une caresse ou d'une fessée durant mon enfance. C'est le seul contact que je garde de lui. Le lendemain, je fuguais.
- Vos parents n'ont pas essayé de vous rattraper ?
- Je ne sais même pas s'ils ont essayé de me retrouver. Je n'ai jamais été inquiété par qui que ce soit. J'ai beaucoup voyagé. Je n'étais jamais allé en France mais je parlais un peu la langue grâce à ma mère. Je savais qu'elle avait un frère qu'elle ne voyait plus. J'ai trouvé refuge chez lui.
- Il n'a pas essayé de vous convaincre de rentrer chez vous?
- Quelques fois, il m'a suggéré l'idée mais je m'y suis toujours opposé. Je voulais vivre ma vie, libre des erreurs de ma famille. Recommencer une nouvelle histoire, et les oublier.
- Mais la fuite n'est pas une solution aux problèmes. Moi aussi j’ai pris mes distances et je sais maintenant que ça ne sert à rien. Regardez moi, je suis toujours là, à faire son éternel procès. Je ne veux pas qu’il occupe mes pensées jusqu’à la fin de mes jours. Je voudrais qu'il comprenne qu’il est comme moi, faible et aveugle.
- Et que croyez-vous que cette lettre va changer en lui ? Quand bien même il admettrait ses torts. Ça ne répare pas le gâchis d’une enfance.
- C’est pour préparer mon devenir que je le fais. J'ai pour projet de me marier, d'avoir des enfants et je me retrouve dans cette position où j'ai terriblement peur de devenir parent.
- Parce que vous n'avez jamais eu d'exemple ?
- Parce que je ne voudrais pas que mes enfants me reprochent un jour tout ce dont j'accuse mon père.
- Je me suis posé les mêmes questions lorsqu'avec ma compagne, nous avons voulu avoir un enfant. En fait, je n'étais pas sûr de le vouloir, pour les mêmes raisons que vous. Mais puisque j'avais décidé de me soustraire à mes parents, de construire ma vie moi-même, il fallait que j'aille jusqu'au bout. Construire ma propre famille. Je me disais qu'ainsi, je les oublierai totalement.
- Mais ça n'a pas marché.
- Quand Chloé est née, j’ai senti la présence d’un lien. J'avais tout fait pour le rompre mais il était encore là, distendu, presque déchiré mais toujours présent.
- Qu'attendez-vous de ce voyage ?
Yvan marque une pause et réfléchit.
- Je nous espère une seconde chance.

Une tasse se brise derrière le comptoir. Yvan se retourne. Personne. Son regard se pose sur la banquette en face de lui. L'étranger a disparu. Yvan baisse le regard sur ses notes et soulève le tas de feuilles. Un cafard s'échappe.
Il ouvre doucement les yeux. Chloé est lovée dans ses bras et dort paisiblement. Ils sont en plein ciel. Par le hublot, il aperçoit les constructions en bas. Ça y est, ils ont passé la frontière. Le voyage touche à sa fin. Le plus dur reste à faire.

 

 

 

Esteban

 

 

 

A la sortie de l'aéroport, Yvan monte dans un bus qui l'emmène dans le centre de Saragosse. Il refuse systématiquement toutes les questions qui lui viennent à l'esprit. Il force son attention sur Chloé. Surtout, ne pas réfléchir. Le bus les dépose face au Puente de Piedra. Deux sculptures de lions encadrent l'entrée du pont qui enjambe l'Ebre. De l'autre côté, des blocs de béton écrasent l'horizon. Parmi eux se cache une petite rue. La calle de Garcia Arista. C'est là qu'ils vont. Yvan préfère finir le trajet à pied. A mesure qu'il s'approche de l'autre rive, son angoisse monte. Peut-être que ses renseignements sont faux ? Ses parents n'habitent certainement plus ici. De toute façon, le café de sa mère n'existe plus. Yvan ne ralenti pas la cadence. Ses jambes le poussent en avant, sa tête la tire en arrière. Chloé maintient son équilibre. Il n'est plus qu'à deux rues. Le soleil est bas maintenant. La rue est dans l'ombre. Le bitume dégage encore une forte chaleur. A cent mètres, il aperçoit le balcon de l'appartement de ses parents. Personne à l'horizon. Yvan et Chloé s'arrêtent face à la porte. Sur l'interphone, un nom de famille est écrit au feutre noir: Abadi. L'étiquette est usée mais il la reconnaît. Son doigt presse le bouton. Rien ne se passe. Chloé reste calme, comme si elle attendait elle aussi quelque chose. Yvan appuie une deuxième fois sur le bouton. L'attente est interminable. Peut-être qu'il n'y a personne. C'était le risque. Il s'éloigne à reculons de la porte.

 

- Si? Quien es?


Yvan lève la tête. Son père se tient à la rambarde du balcon. Il ne semble pas reconnaître son fils. Son visage n'exprime aucune émotion. Yvan ouvre la bouche:

 

- C'est moi papa.

 

 

 

Épilogue

 

 

 

C'est rigolo ces arbres, plantés comme ça au fond du jardin. On dirait qu'ils se sont réunis entre eux pour se regarder. Ils ne sont pas très hauts, je me demande quel âge ils ont. Ça c'est un boulot. Ça je crois que c'est un chêne.

 

- Dis papa, c'est quoi celui là ?
- C'est un peuplier ma chérie.
- C'est qui qui les a planté comme ça ?
- Je ne sais pas. C'était comme ça quand papy a acheté le terrain.
- Ils sont là depuis longtemps alors ?
- Vingt ans, peut-être plus je ne sais pas. C'est jeune pour un arbre tu sais.
- Vingt ans ? C'est vieux !
Papa pose des planches et de la ficelle par terre, au milieu de ce carré d'arbre.
- C'est pour quoi faire ?
- Une cabane.
- Pour moi ?
- Oui et pour ton frère aussi.

Il prend des morceaux de bois qu'il place entre les branches pour relier les troncs. Avec la ficelle, il noue le bois en travers du tronc de chacun des arbres.

- Tu commences par le toit ?
- Ouais tu vois, j'attache ces morceaux de bois pour faire des poutres et je mettrai des planches dessus.
- C'est une cabane à étage ?
- Si tu veux. Tu pourras monter sur le toit comme ça.
- Mais ça va tenir ?
- Si je le fais, c'est pour que ça tienne.

J'arrête de lui poser des questions, je crois que je l'embête. Je m'assois dans l'herbe pour le regarder. Il est concentré sur son travail. Papy nous rejoint et reste debout, à côté de moi pour regarder papa.

 

- Y como hará la niña para subir sobre el tejado de su cabaña ?
- Voy a hacerle une escala.

 

J'adore quand papy parle comme ça. Je comprends pas mais c'est joli.

 

- Espera ! Pasa yo tu cuerda fina !

 

Papa tend la bobine de ficelle à papy. Avec son couteau, il en coupe un morceau d'un mètre et commence à le tresser. Papy, il connaît pleins de nœuds. Des fois il essaye de m'apprendre mais je retiens jamais.
Papy passe la ficelle tressée entre deux troncs un peu plus proches plus proches et les attache. Il reprend la bobine et tresse une nouvelle cordelette qu'il nous au dessus de l'autre. Pendant ce temps, papa finit de clouer les planches aux poutres et descend du toit de la cabane.

 

- Así, no estropearás el árbol !

 

Papa regarde la petite échelle de corde. Je mets mon pied dessus. Elle a l'air solide. Papy m'aide à grimper en me poussant du bout des bras. Je suis sur la petite plate forme. Au dessus de moi, les branches m'abritent du soleil. Au loin, je vois maman et je lui fais des grands signes. Elle ne me voit pas, elle s'occupe de mon petit frère. Je lève la tête. Dans le ciel, un avion passe. Je ferme les yeux.
 
juillet 2010

Moments partagés

 

 

Lundi 7 septembre

 

Enfant, je parlais souvent de ma vie dans ce que j’écrivais. En grandissant, j’ai appris à rencontrer les autres, à essayer de les comprendre en discutant, de leur vie, de leurs expériences, de leurs sentiments. J’ai fini par aimer ce qu’ils m’apprenaient et ce que ces rencontres nous apportaient. Je me suis dit que, peut-être, je pourrais créer, autour de ces rencontres, un livre, un film, un documentaire.

 

J’ai grandi avec mes deux parents. Je les connais tous les deux. Pourtant, il y a six ans, j’ai appris que mon père avait eu une fille, juste avant moi. Qu’il ne l’avait pas reconnue et qu’à sa majorité, elle était venue le voir. J’ai tenté d’imaginer ce que ça pouvait être de ne pas connaître son père. Cette absence perpétuellement rappelée, cette anormalité qu’il faut assumer.

 

Je n’ai jamais discuté avec ma sœur et je n’en ai jamais reparlé avec mon père. Je voudrais la rencontrer maintenant que j’ai fait la paix avec lui. Sans en passer par le prisme du documentaire, juste personnellement.

 

Je ne sais rien d’elle, de sa vie, de ses désirs. Je ne peux qu’imaginer. Alors je rassemble, ce que je sais, ce que je pense. Je laisse aller mon imagination et me projette dans son histoire.

 

Je la vois ici, abandonnée, laissée pour née, maman à proximité.
Le nid est douillet,mère et fille s’offrent l’une à l’autre, naturellement. Plus rien n’existe en dehors.
Le cocon s’abîme, plie, craque, quelque chose manque.
Un chèque tombe. On redresse la barre, et la vie continue.
École. Elle grandit, observe et constate sa différence.
Premières questions. Premiers silences, gênés. L’absence se concrétise.
Qui ? C’est un absent, un déserteur.
Pourquoi ? La peur peut-être.
Où? Elle ne peut le lui dire. Un jour, elle saura.
La promesse crée l’attente. Reviendra-t-il de lui-même ?
L’imagination galope et se mue en fantasme. Elle l’idéalise.
C’est un aventurier chercheur d’or, un espion soviétique, un roi, son roi.
L’illusion s’émousse, l’inspiration s’épuise et l’inévitable retour à la réalité laisse un goût amer dans sa gorge. Une certitude prend racine. Celle qu’un jour, ils se retrouveront.
Son projet mûrit. Elle connaît l’amour, voit comment les relations se nouent et se dénouent. Elle ne croit plus aux contes. Elle se prépare, tourne et retourne mille fois dans sa tête la scène de leur rencontre. La confiance prend le pas sur l’angoisse. Elle sait ce qu’elle veut.
Son espoir se concrétise enfin. Elle a 18 ans.
Elle a demandé à son ami de l’accompagner. Elle se rend à l’adresse qu’elle a trouvée, vérifie le nom sur la porte et sonne.
Les battements de son cœur s’accélèrent. Des pas approchent. Il ouvre, ne la reconnaît pas, forcément. Elle se présente, il devient blême. Les mots leur manquent. L’envie de fuir est irrépressible,mais elle tient bon. Ils se regardent, se jaugent. Elle le croyait plus grand, il se voudrait minuscule à cet instant.
Il n’ose pas l’inviter à entrer. Derrière, elle entend des enfants chahuter. Elle ne veut pas déranger. Il a sa vie, elle peut commencer la sienne.
Elle lui demande de la retrouver, à un moment plus propice, pour échanger.
Il ne peut se défiler de nouveau. Il accepte.
En quittant le palier de son appartement, elle pense aux conséquences de sa venue. Tente d’imaginer dans quelle mesure elle l’a affecté. Ce qu’elle a pu créer chez lui qui l’aura changé. Maintenant qu’ils ont pris conscience physiquement l’un de l’autre, le plus dur reste à faire. Est-il encore possible de nouer une relation avec cet homme ? Désorientée, elle se laisse glisser dans les bras de son ami. Sa présence l’apaise. Elle garde ses mots pour plus tard.

 

Jeudi 17 septembre

 

Je voulais parler tout à l’heure. Du désir, oui, c’est ça. C’est le désir qui précède l’enfant, qui est à l’origine de son existence. Mais je ne peux m’empêcher de me dire qu’il n’est pas systématiquement partagé. Je crois.

 

Et quand on n’est pas désiré soi-même ? Que l’on naît accident, erreur. Se met-on forcément en situation d’échec ? Je cherche une explication au comportement de mon père.

 

Ma petite sœur ne va pas bien. Souci de santé. Elle est hospitalisée pour quelques jours. Mon père le sait et ne l’appelle pas. Ça fait deux jours, je me décide à l’appeler. Ne sachant comment le lui dire, je l’attaque, par surprise.

 

PAPA
Allô Max ?

MAXIME
T’attends quoi pour appeler ta fille ?

Un long silence.

 

MAXIME
Allô ?


PAPA
Oui, j’ai entendu…

MAXIME
Je l’ai eu au téléphone et elle est vraiment mal !


PAPA
Ben, c’est bon, je vais l’appeler !

 

MAXIME
Mais pourquoi il faut que je te le dise pour que tu te bouges ?

 

PAPA
Hé oh! J’peux pas être partout ! Faudrait que je fasse toujours au mieux, que je sois parfait

MAXIME
C’est pas la perfection que de passer un coup de fil, c’est le minimum de prendre de ses nouvelles !

 

PAPA
Et vous ? Vous vous êtes souciés de moi quand j’étais à l’hosto ? Quand j’allais crever la gueule ouverte ? 

 

Un silence.


MAXIME
Dis-moi pourquoi tu l’as pas appelée.


PAPA
Allez c’est bon, laisse-moi, je le fais tout de suite…

 

Il a raccroché. C’est la première fois qu’on se parle comme ça. Je veux dire, d’adulte à adulte. J’ai déjà vécu une dispute avec lui, à dix-huit ans, mais ce n’était pas pareil. Il m’avait rembarré en me disant que je ne savais rien de lui, que je n’avais pas le droit de le juger. La discussion avait tourné court. J’ai du mal à comprendre. On dirait qu’il cherche des difficultés à tout ce qui lui serait possible de résoudre. Il ne se donne pas la peine. Et pourtant il souffre. Sait-il seulement pourquoi ? A croire qu’il refuse de grandir. J’ai vraiment eu l’impression de parler à un gosse qui se défilait devant ses devoirs. Du coup je ne sais plus.

 

Dois-je lui dire que je veux la rencontrer ?

 

Mardi 22 septembre

 

Une journée de recherches et de prises de contact comme je vais sans doute en vivre beaucoup si je veux trouver les bons interlocuteurs. Un numéro ne me répond pas, je me rends sur place en fin d’après-midi. J’arrive au Centre Socioculturel de la Grande-Garenne, à Angoulême. Je me présente, explique mon projet, pour la énième fois, à la femme de l’accueil qui m’oriente vers le service famille. Ça sonne plutôt bien avec ce que je recherche. J’avance, confiant.

 

Céline s’occupe du Réseau Parentalité qui organise différentes activités pour favoriser le lien entre parents et enfants du quartier. Elle m’invite à m’asseoir et me présente son métier. Elle ne travaille ici que depuis cet été mais elle semble avoir les choses bien en main.


CÉLINE
Une fois par mois, on réunit les familles pour des sorties culturelles comme des spectacles ou des séances de cinéma. On ne vise pas directement les familles mono parentales, mais c’est vrai que c’est souvent des mères célibataires qui viennent à ces activités.

Elle me tend une brochure. L’en-tête déclare: On ne naît pas parent… on le devient. Je lis qu’il est question de créer des groupes de parole autour du thème de la parentalité. Je demande un peu plus d’information.


CÉLINE
L’idée était de réunir les parents qui venaient chercher leurs enfants et qui restaient souvent dans le hall pour discuter entre eux. On avait mis ce projet en place l’année dernière, mais on avait fini par manquer de personnes à ces réunions.

 

Elle m’invite à venir samedi à une rencontre entre les parents et les différents acteurs de la vie familiale regroupés par le réseau parentalité. Je lui explique mon projet avec un peu plus de détails.

 

MAXIME
En fait je recherche surtout des personnes qui ont grandi sans leur père…

 

CÉLINE
Comme moi ?

 

MAXIME
C’est ton cas ?

CÉLINE
Oui, ma mère m’a élevée seule et j’ai rencontré mon père il y a cinq, six ans.

 

MAXIME
Tu accepterais d’en parler, et que je t’enregistre ?

 

Elle acquiesce, plutôt détendue à l’idée.


CÉLINE
A samedi alors.

 

Samedi 26 septembre

 

Je traverse la braderie qui s’étale le long du chemin vers la MJC. J’observe les visages, les bibelots, la vie du quartier. Il fait chaud. Les gens sont à l’ombre, sous les arbres. Ils discutent entre eux, semblent tous se connaître, de près ou de loin. Ils me regardent d’un air curieux avec mon micro et mon casque.

 

Je vois Céline. Elle me présente à Fanny, éducatrice au CHRS, le centre d’hébergement et de réinsertion sociale. Je rencontre aussi Bernadette, assistante sociale de la CAF. J’essaye de voir dans quelle mesure elles pourraient m’aider à entrer en contact avec des familles. Le courant passe bien et nous échangeons nos numéros. Je retourne vers Céline et nous nous installons à part pour l’entretien.

 

CÉLINE
Je pense que j’ai réussi à trouver mon équilibre, à le construire toute seule.

 

Je pense pas que ça m’ait traumatisée, j’ai pas l’impression d’être déséquilibrée parce que j’ai grandi qu’avec ma maman. J’en avais déjà une, c’était mieux que rien. Je pense qu’on fait un peu comme on peut et puis on cherche nos repères où on peut les trouver.

 

J’ai eu une maman qui m’a eue à dix-huit ans, une histoire d’un soir, c’était sa première fois, ça a suffi pour que j’arrive…

 

Rire


CÉLINE
Elle a pas voulu imposer à mon père, entre guillemets, une paternité, donc c’est vrai qu’elle lui en a pas parlé. Il était au courant, c’était des rumeurs, des on dit, il paraît que j’ai une fille. Donc pendant vingt ans, j’ai grandi sans mon père. C’est pas quelque chose qui m’a dérangée. C’est vrai qu’au collège, ou à l’école, certains me demandaient :

 

Et ton papa, il fait quoi ?
Bah mon papa je le connais pas.
Oh pardon!
Moi je disais aux gens non, ben non, moi ça me fait rien.

 

L’histoire de mon père a jamais été tabou avec ma mère. On n’en parlait pas, mais elle m’a toujours dit, le jour où je voulais retrouver mon père, j’allais la voir et elle m’aurait dit qui c’était, où je pouvais le trouver.
Je sais plus comment j’ai su son nom. C’est pas ma mère qui me l’a dit, mais un jour j’ai su son nom. J’ai fait ma petite enquête, j’ai essayé de le localiser. Et puis un jour, ça m’a pris, j’ai appelé ma meilleure amie et puis je lui ai dit viens, je vais chez mon père, donc on est parties, on a fait la route.
Je me suis retrouvée devant chez lui, j’ai appelé, et j’ai fini par l’avoir, il est sorti. C’était la première fois que je le voyais donc j’appréhendais pas mal.
Je savais déjà qu’il avait des enfants, qu’il avait été marié, mais je l’avais jamais vraiment vu.
Je me suis présentée, il paraît que je suis votre fille.
Donc lui m’a bien dit qu’il était au courant mais qu’il n’y avait aucune preuve, entre guillemets, donc ça m’a un peu calmée.
Je lui ai montré des photos de moi quand j’étais plus petite et ça lui a suffi.
Je lui ai dit que j’étais prête à faire des tests, et lui aussi d’ailleurs. Mais quand il a vu la photo, il a compris parce que je ressemblais à une autre de ses filles.
Pour moi, le seul but, c’était de voir à quoi il ressemblait mais lui en attendait plus après. Aujourd’hui, ça va faire sept ou huit ans que je l’ai retrouvé, mais on se voit très rarement.
J’ai vu à quoi il ressemblait, mais maintenant ça m’embête plus qu’autre chose de lui téléphoner ou d’aller manger chez lui. Je vais pas dire que c’est un fardeau, parce que ça serait pas le bon mot, mais c’est vrai que ça m’a rien apporté personnellement.
J’avais une très bonne amie au collège qui avait le même parcours on va dire. On se comprenait plus du fait qu’on savait ce que c’était de ne pas connaître son père.
Aujourd’hui, on s’est perdu de vue depuis un moment, mais ça me ferait plaisir de la retrouver et de voir si elle a fait des démarches dans ce sens-là.
Lui dire que j’en ai fait et éventuellement, si elle aussi, lui demander comment elle le vit. Si ça se trouve, elle le vit comme moi en se disant : « moi aussi, je l’ai retrouvé, et ça ne m’apporte rien », ou alors, elle le vit complètement différemment. C’est vrai que ça m’intéresserait de savoir où elle en est dans ses démarches et si elle le vit comme moi ou pas du tout.
Moi, ça m’arrive de dire des fois que je connais pas mon père, parce que j’ai complètement oublié que je l’avais retrouvé. Lui a envie, je pense, de créer un lien. Je me dis comment je vais faire le jour où j’aurai un enfant.
S’il joue son rôle de grand-père à fond, sans avoir joué celui de père avec moi, ça va être une situation quand même assez bizarre.
Il essaiera peut-être de se rattraper à ce moment-là, donc tant pis, je laisserai faire parce que je peux pas non plus l’empêcher de créer un lien, mais ça me questionne et je sais pas. On verra le moment venu.
Peut-être qu’inconsciemment, je lui en veux aussi. Ce qui me choque, c’est qu’il m’ait avoué que c’était des rumeurs et qu’il n’a pas fait la démarche, quand même, dès ma naissance, d’aller voir ma maman et de lui demander, est-ce que c’est ma fille ou pas?
C’est peut-être aussi pour ça que je n’ai pas envie d’aller plus loin.
Le jour où je l’ai retrouvé, il m’a dit oh, c’est dommage, j’aurais bien voulu savoir que tu étais ma fille. J’aurais voulu m’occuper de toi, te voir grandir…
C’est facile à dire vingt ans après.
J’ai déjà fait la démarche d’aller frapper à sa porte, donc, je ne vois pas pourquoi ça serait encore à moi d’essayer de le connaître…
Il essaye de faire des efforts mais je pense qu’il est un peu tard maintenant.
Par rapport à ses enfants, lui, il dit mes frères et sœurs parce que, biologiquement oui, ce sont mes demi-frères et sœurs, mais quand on me demande, je suis toujours fille unique.
Une fois, on est allé voir sa maman avec ses deux autres filles. Et il a dit, je t’ai amené TES petites-filles. Et c’est vrai que tout de suite, je me suis sentie mal à l'aise par rapport à elles. Je voulais pas qu’elles croient que j’essayais d’enlever leur père.

 

C’est difficile à gérer.

 

Pour moi, la fraternité ou la famille, c’est plus une question de rapports, de liens, de vivre ensemble, de moments partagés. Pour moi, c’est mon père, biologique. Il a aidé ma mère à m’avoir donc il a autant de légitimité qu’un donneur de sperme.

 

Rire.

 

Au moment de la fête des pères, ma mère me dit, envoie un texto à ton père.
Ça ne me vient pas à l’idée et j’en ai pas envie. C’est mon père parce que c’est le mot qu’on emploie, mais moi, j’ai jamais dit papa…

Un exemple concret, je le tutoie depuis quelque temps. J’y arrive pas. Moi je vouvoie les gens que je ne connais pas. C’est méchant à dire, mais c’est la vérité, ça reste un inconnu même si c’est mon père.

 

Lundi 28 septembre

 

J’ai vingt bonnes minutes de marche pour rentrer chez moi. J’en profite pour appeler une amie qui travaille sur Paris depuis cet été. On s’est connu à Nantes, l’année dernière. Elle me demande comment se passe ma formation. Bien, très bien même. Elle me dit qu’elle en a marre de loger chez des gens, que Paris la gave et qu’elle pense déjà à s’en aller.

 

SARAH
Et sinon, tu bosses sur quoi ?

 

MAXIME
L’absence du père dans la famille.

 

SARAH
Tu sais que Marine n’a pas connu son père ?
 
MAXIME
Non, je ne savais pas. Tu penses que je pourrais en parler avec elle ?


Mercredi 30 septembre

 

J’ai envie. Envie de faire, envie de lire, envie d’écrire. J’avais un peu perdu l’habitude. Non pas que ça m’ennuyait mais j’avais l’impression de chercher pour rien, de tourner en rond, de réécrire les mêmes mots sur le même sujet sans pouvoir avancer.

 

Hier soir, j’ai parlé au téléphone avec Marine. On s’était déjà rencontré l’année dernière, par l’intermédiaire de Sarah. Marine m’a raconté son histoire, je lui ai expliqué la mienne. On a échangé sur ses sentiments, sur ce qu’elle a vécu.


Jeudi 1er octobre

 

J’ai appelé Sarah par erreur. J’ai confondu son prénom dans mon répertoire et j’ai été surpris d’entendre sa voix au bout du fil. Elle voulait justement m’appeler. Marine lui avait dit qu’elle était heureuse de s’être ouverte à quelqu’un d’autre, que ça lui avait fait du bien de parler de ça.
Je n’étais pas là pour lui apporter quelque chose. J’étais même plutôt mal à l’aise en lui posant mes questions. J’avais peur de m’imposer dans son histoire personnelle. C’est vrai que ce n’était pas une première rencontre, et en même temps, j’ai découvert une personne assez différente de celle que je connaissais.

 

Ce premier contact me conforte dans l’envie de traiter d’un sujet personnel.

 

Je me sens plus sûr de moi pour les prochains entretiens et j’ai surtout envie de multiplier les contacts pour avancer dans l’écriture de mon projet.


Vendredi 2 octobre

 

Je prends la route pour aller chez Marine, à Tours. Sarah sera là. Je passerai un peu de temps avec elles. Ça me fait plaisir de les revoir. Marine habite un deux-pièces chez l’habitant. Elle nous a préparé un repas. Petite soirée entre amis. Son voisin se joint à nous. Je ferai l’entretien demain.

 

MARINE
Au téléphone, j’avais exprimé un peu ce que je ressentais mais là…
J’avoue que j’essaie de me souvenir, ça fait longtemps que je ne me suis pas souvenue de ça mais…
Peut-être que j’avais pas tout compris, je sais pas vraiment. Franchement je peux pas me rappeler, mais en tout cas, de zéro à cinq ans, c’est sûr que j’avais que ma mère. Quand t’es enfant, on peut te cacher, on peut te dire des choses que tu conçois ou pas, mais une fois que t’es ado, tu veux la vérité.
Peut-être qu’à un moment dans l’adolescence, on a l’impression d’être dans un monde pas réel et du coup on s’accroche à ce qui est réel. On aimerait bien savoir du coup, qu’est-ce qui est réel, d’où je viens ?

Comme s’adressant à sa mère.
Est-ce que tu as aimé mon père ?

 

Il se trouve que oui, ils ont vécu une belle histoire d’amour. Et ensuite, ils ont…enfin ma mère…enfin ils ont eu un enfant, mais mon père ne voulait pas d’enfant. Donc il est parti, ma mère m’a élevée toute seule.
Après il en a eu mais bon, on grandit, on change.
Il voulait pas d’enfant et puis peut-être qu’avec mon père et ma mère, ça n’allait plus forcément très bien, ou, j’en sais rien…Et puis ma mère voulait, elle, absolument un enfant, donc voilà, ça a…dissocié les deux on va dire.
J’avoue que j’en parle pas forcément avec ma mère. On parle surtout de ce qu’ils ont vécu de bien, donc, je veux dire, après… Ma mère n’a jamais décidé de casser du sucre sur le dos de mon père, au contraire elle m’a toujours dit des choses vraies et puis elle l’a aimé malgré tout…
J’ai eu un beau-père à cinq ans et je l’appelais papa au début. Forcément, quand il y a un homme qui vient et que ma mère l’aime, je vais l’aimer. Ça paraît logique en fait. Surtout à cet âge-là.
Quand t’es enfant comme ça, tout est bon à prendre, l’affection…
Normalement, j’étais censée savoir que c’était pas mon vrai père. Sauf qu’au fur et à mesure que ça avançait, moi je l’appelais toujours papa et il y a un moment vers, je sais pas, douze, treize, quatorze ans, où là, je commençais à me dire. Ah mais non, c’est pas mon père, mais j’avais l’impression de me mentir…
C’est horrible quoi, j’appelais papa, quelqu’un qui n’était pas mon père. Mais peut-être que quand j’ai grandi, du coup, il y a eu un détachement, et du coup, je me suis posé des questions, même dans mon être à moi, je me souvenais en fait de zéro à cinq ans que j’avais sûrement pas eu de père et que là, c’était plus clair du tout.
Et donc après, je me suis mise à poser des questions à ma mère. Elle m’a dit qu’effectivement, j’avais un père qui n’était pas là, qui avait construit sa famille. Et là j’ai commencé à l’idéaliser, donc à vouloir le rencontrer.

 

C’est peut-être plus facile, la vie, quand on idéalise quelqu’un.

 

J’avais envie de le connaître. Ça fait partie de mon passé et de leur vie et du passé de ma mère, mais…
Surtout qu’il avait vécu une histoire avec elle. Même si on en parle pas forcément, moi, j’appartiens aussi à leur jeunesse en fait.
Qu’est-ce qui peut vraiment être pesant ? Mais, il n’y a pas vraiment de mots dessus. C’est surtout des rêves ou je sais pas… Genre, je faisais un rêve comme quoi j’étais dans un lit d’hôpital, dans une ambiance toute blanche, et où j’appelais mon père. Je lui disais papa, papa, papa, comme ça, sauf que j’appelais mon vrai père.

 

Ça me pesait énormément, donc j’ai demandé à ma mère si elle pouvait faire quelque chose. Elle l’a appelé dans un premier temps pour lui demander s’il était d’accord de me voir. Il avait dit oui. Sans problème. Sauf que moi après, j’ai mis quand même, une année et demie, deux ans, à me décider vraiment à aller le voir parce que je pense que, faut être assez mature quand même. Et quand moi, j’ai décidé de lui envoyer une lettre avec des photos de ma demi-sœur, de mon demi-frère, de ma vie actuelle, en lui demandant si on pouvait se rencontrer ? Quand? Donc là, j’ai reçu une lettre d’un avocat qui me disait que mon père était décédé.

 

Ensuite, j’ai su, la manière dont il était décédé un peu plus tard, donc, ça m’a donné une deuxième claque on va dire. Parce qu’il s’était donné la mort, donc après tu te sens un peu coupable. Tu te dis, est-ce qu’il a pas regretté aussi, d’avoir une fille qu’il ne connaît pas ? Peut-être que dans sa vie actuelle, il se sentait pas bien. Et il aurait peut-être voulu revivre des choses qu’il avait vécues avant. Ou je sais pas, ne serait-ce qu’un petit bout de femme qui ressort de sa jeunesse.

 

Je suppose que s’il avait envie de me voir et… il y a eu des éléments, il s’est suicidé après, enfin j’en sais rien moi, je veux dire, il y a plein d’éléments sans réponse. Pourquoi, il s’est tué mais…

 

Je m’en voulais, de ne pas lui avoir écrit plus tôt parce que si ça se trouve, c’est ça qu’il recherchait aussi, lui, et peut-être que je l’envahissais aussi, j’en sais rien du tout… J’avais envie de dire une phrase, c’est juste que…

 

Dans l’adolescence, vraiment, j’avais envie que mes rêves soient libérés de ses chaînes. Il m’emprisonnait quoi. Parce que même si c’est un surhomme, même si je l’ai idéalisé, et ben, justement, il m’emprisonnait quoi, mes rêves, mes… je sais pas comment expliquer. C’était beau, mais des fois, j’avais envie de penser à autre chose que ça.





Je reprends la route. Je vais passer la fin du week-end à Rennes. Je veux parler à mon père de mon projet, de mon désir de rencontrer sa fille.

 

 

 

 

 

Samedi 3 octobre

 

Un silence. Son ami vient de quitter la pièce. Je me retrouve seul avec mon père, enfin. Je dois lui dire, maintenant… J’ai peur.

 

La nuit dernière, j’ai fait un rêve dans lequel je lui demandais ce qu’il en était de sa relation avec sa fille, s’il était possible que je la rencontre. Il me semble que ça se passait plutôt bien. Il m’encourageait même dans ma démarche.

 

En me réveillant, je me suis trouvé un peu trop optimiste. De toute façon, que pouvait-il arriver de grave ? Il fallait que je sache. Pas un mot en sept ans. Aucune nouvelle, rien. De quoi faire galoper mon imagination.

 

J’ai même oublié ce qu’il nous avait dit en nous apprenant son existence. Juste une image.

 

Je la revois cette image. Je lui ai posé ma question et déjà je le sens tremblant. J’appuie là où ça fait mal. Il est d’une vulnérabilité que je ne lui connais pas. Je sens sa tristesse quand il me dit qu’elle a rompu le contact peu de temps après l’avoir vu. Il ne se l’explique pas, ou bien ne veut rien me dire. Il est prêt à encaisser tous les reproches que je pourrais lui faire, mais je ne suis pas là pour ça. C’est peut-être la première fois qu’il me touche autant, que je ressens autant de sentiments venant de lui.

 

Il me parle de son instabilité avec les femmes, de sa peur de construire quelque chose de durable. Je ne le croyais pas capable de s’en reconnaître responsable. Il me parle bien sûr des faits qui l’ont conduit à être ainsi.
De son enfance, de son accident. Je connais cette histoire-là. Je ne veux pas lui faire de reproches là-dessus.

 

Je lui demande s’il serait possible d’entrer en contact avec la mère de sa fille. Il connaît son nom et sait qu’elle habite à Rennes. On trouve son numéro « dans le bottin » comme il dit. J’appelle. Je sens son regard pendant que j’explique à la femme au bout du fil qui je suis. Je ne lève pas une seule fois les yeux vers lui. Je ne veux pas me sentir coupable. J’assume ma décision. Je la prends par surprise, forcément. Très aimablement, elle me dit qu’elle laisse la décision à sa fille qui n’habite plus chez elle. Je laisse mon numéro et raccroche.

 

En raccrochant, mon père me dit : Voilà, tu as entendu la douce voix de Chantal.

 

Je vois tous les souvenirs que j’ai fait ressurgir en lui et je m’excuse. Je quitte sa maison. Sur le trottoir, on échange quelques mots pour savoir avec qui on passera Noël, ce qu’il faudrait préparer, si mon petit frère sera là…

 

J’ai hâte.

 

Dimanche 11 octobre

 

J’attends. Peut-être ce soir pour voir. Ma demi-sœur ne m’a pas contacté depuis mon annonce, la semaine dernière. J’attends qu’elle prenne son temps. Le veut-elle? Qu’attend-elle? Je devrais rappeler sa mère. Elle me dirait ce qu’il en est. En même temps, je ne veux pas me montrer trop impatient.

 

Ces choses-là prennent du temps. Alors en attendant, je devrais écrire, réfléchir avant d’écrire. Retourner, aérer, labourer mon esprit pour en sortir LA question. Prendre du recul vis-à-vis de mon approche du sujet pour pouvoir le toucher. Arrête de tourner autour du pot. « Qu’est ce que tu cherches ? » m’a demandé Benoît vendredi, à l’écoute du montage de l’interview de Marine. Je ne savais pas quoi dire. Les réponses ne sont pas là, ou en tout cas, pas bien formulées. Je vais rentrer. 


Dimanche 18 octobre

 

Vous avez, un nouveau message : « Bonjour Maxime. Ma mère m’a appris que tu cherchais à me joindre, j’en suis restée étonnée, mais agréablement surprise. En tout cas si tu veux m’appeler, pas de souci, maintenant tu as mon numéro alors, n’hésite pas. »

 

Ça y est, je me lance. Elle a la voix de sa mère. Un peu gênée, mais moins que moi qui bafouille, tâtonne pour ne pas faire de bourde. Elle me dit à plusieurs reprises que ça lui fait plaisir, peut-être pour me rassurer.

 

MAXIME
Est-ce que tu as revu ton père, enfin, notre père après ?


Elle rit.

 

BÉRENGÈRE
Ça fait bizarre. Oui, on s’est croisé une fois au supermarché.




C’est tout ?

 

 

 

MAXIME
Pourquoi ça n’a pas été plus loin?

 

BÉRENGÈRE
Je pense que j’attendais trop de notre rencontre et j’ai été déçue qu’il ne m’ait pas rappelée après. Je voulais pas non plus m’imposer dans sa vie.

 

 

Alors c’est ça. Mon père disait ne pas savoir pourquoi elle ne l’avait pas rappelé. Qu’a-t-il fait de son côté ? Il n’a pas bougé quand il a appris sa naissance. Il n’est pas allé vers elle quand il la croisait dans la rue. Il n’a rien fait quand elle lui a tendu la main. Qu’est-ce qui peut le rendre aussi insensible ? Après lui en avoir parlé, je sais qu’il n’est pas indifférent sur le sujet, loin de là. Alors, qu’attend-il ? Qu’est-ce qui le retient d’aller vers elle après ce premier pas ? Le refus d’endosser une culpabilité qui le suit ?

 

Pourquoi ne pas essayer d’écrire quelque chose plutôt que de laisser la page blanche ? A croire que ses enfants l’effraient.

 

Mercredi 21 octobre

 

La psychologue me fait parler de mon père, de la façon dont je le vois.

 

Je lui raconte le divorce, la vie de famille recomposée…


LA PSYCHOLOGUE

 

Il faut parler de ce que tu connais. Si tu veux parler d’une situation, parle de celle que toi, tu as vécue.

 

Mais ce n’est pas ça qui m’intéresse. Je voudrais savoir ce qui fait père. A partir de quel moment devient-on le père de son enfant ? Quand se considère-t-on père? Qui nous reconnaît comme tel ?

 

Je lui parle aussi de ma récente rencontre téléphonique avec ma demi-sœur.


LA PSYCHOLOGUE

 

Tu devrais plutôt vivre cette rencontre avec ta sœur avant de chercher à la traiter en documentaire.


Mais ce n’est pas de ma sœur dont je veux parler. Enfin, si, indirectement, elle est au centre de mon sujet. C’est son histoire qui m’a donné envie d’aborder l’absence du père.

 

Mercredi 28 octobre

 

Il y a deux ans, mon père allait subir une opération importante qui visait à lui ôter une tumeur au cerveau. Il pouvait y rester ou subir de lourdes conséquences. Je n’ai pas éprouvé de peur à cette annonce. Je ne pouvais peut-être pas envisager qu’il disparaisse. Je me suis donc forcé à imaginer cette situation. Cet instant où je comprendrai que je ne le reverrai plus. Et avant la tristesse, c’est le regret qui m’est venu. Celui de ne pas être allé plus loin avec lui. Je pensais alors que notre relation était ratée si elle finissait là, que nous étions passés l’un à côté de l’autre. Je me rendais compte que je ne savais pas qui il était, ni ce qu’il m’avait donné.

 

En un sens, je me suis senti proche de Bérengère. Cette fille qu’il n’avait pas reconnue, qu’il refusait de connaître.

 



Samedi 21 novembre

 

J’arrive par un chemin de terre. Je n’entends que la musique des attractions.
Une structure métallique m’empêche de voir le reste de la fête foraine. Je la contourne. Le circuit de karting qu’elle soutient fait vibrer ses armatures. Les accélérations agressives des petits moteurs m’obsèdent.
Des cris vont et viennent derrière moi. Je sens du plaisir, du mouvement.
Je me retourne et aperçoit des silhouettes sanglées qui virevoltent en l’air à toute allure. Une voix saturée me surprend:

« Je ne vous entends pas! »

 

Et tous répondent par un OUAIS! qui semble provenir d’une seule voix.

 

A côté, d’autres victimes consentantes se font secouer dans tous les sens. Leur tête ne sait plus où regarder. Leurs sièges prennent toutes les positions possibles et imaginables. Je reste stupéfait par le mouvement de la machine et par le silence de cette mécanique.
Plus loin, la voix d’un comédien tourne à vide sur une sono. Il nous invite à entrer dans un train fantôme d’autant plus effrayant qu’il semble abandonné.
Une image familière. Un écran plasma diffuse en boucle un blockbuster hollywoodien que j’ai déjà vu. Attiré par ces images muettes, je reste attentif quelques secondes. Le forain me propose de tirer un papier pour essayer de gagner ce même écran. Peine perdue. Mauvais souvenir. Je me suis déjà fait avoir étant petit. Je continue.
Une arnaque sans nom. On lance des anneaux autour des lots pour tenter de les gagner. Un jeu d’enfant. Où se cache l’embrouille ?
Tchic. Paf. Des ballons explosent. Trois jeunes tirent avec des carabines à plomb. Les gosses sont précis. Le papi du stand enfonce un Stetson sur sa tête et distribue ses prix, nonchalamment.
Un peu en retrait, j’aperçois un manège avec ce qui ressemble à de vrais poneys. L’air las et hagard, ils font aussi vivants que leurs imitations en silicone. Sur leur dos, les enfants ont l’air de s’amuser autant qu’eux. C’est peut-être moi qui leur prête ma morosité.

 

La première fois que j’y suis allé, c’était avec mon père. Je devais avoir dix ans et je voulais évidemment faire le plus grand manège. Du coup, mon père me propose de m’accompagner. Je choisis, on s’installe. J’avais tout juste la taille minimale pour entrer dans le manège donc, une fois sanglé, je ne pouvais pas le voir, mais c’était quand même la première fois où je l’entendais hurler comme ça. J’ai senti une intimité et une proximité avec lui ce jour-là. Ça paraît bizarre de parler d’intimité dans un manège en plein air, au milieu de la foule mais, c’est vrai que ça m’a marqué.

 

Arrivé à terre, je tenais à peine sur mes jambes en descendant. Lui se moquait un peu de moi, gentiment.

 

C’est vraiment un souvenir très fort qui me reste. Peut-être aussi parce que ça a été rare, des moments comme ça où on s’est lâché, complètement…

 

En descendant, il me racontait tous les manèges qu’il avait pu faire avant, dans son enfance. Ceux qu’il avait aimés, ceux qui l’avaient marqué.

 

Grâce à lui, j’avais l’impression de le découvrir autrement, dans un autre contexte, dans un autre temps.

 

Bien sûr, il y en a eu d’autres, des moments passés ensemble. Mais lui ne parlait pas forcément, ne faisait pas acte de présence. Je ne sais pas pourquoi…

 

Je ne sais pas s’il avait la volonté de partager des choses vraiment personnelles, ou de faire en sorte que je connaisse son intimité. Je ne sais pas s’il attendait que je lui pose des questions, que je lui montre mon intérêt, que je sois plus à l’écoute, je ne sais pas.
 
janvier 2010